«Out of Sight»: mon braqueur bien aimé

Jennifer Lopez et George Clooney dans Out of Sight de Steven Soderbergh.
Photo: Universal Pictures Jennifer Lopez et George Clooney dans Out of Sight de Steven Soderbergh.

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Jack Foley braque des banques en ne recourant ni aux armes ni à la violence. Il n’en a pas moins été arrêté trois fois. Lors d’une évasion impromptue, il est surpris par la marshal Karen Sisco, qui devient illico otage. Mais voici que, dans le confinement du coffre arrière de la voiture qui les emmène, une attirance irrésistible se fait jour entre le suave brigand et la coriace représente de l’ordre.

Thriller romantique mâtiné d’humour, Out of Sight (Loin des regards), qui prit l’affiche il y a 25 ans, en juin 1998, changea la trajectoire des carrières de George Clooney, de Jennifer Lopez et de Steven Soderbergh.

Outre les deux protagonistes, le film est peuplé de personnages secondaires savoureux. On pense entre autres à Richard Ripley, incarné par Albert Brooks, acteur et réalisateur de la comédie culte Defending Your Life (C’est ma mort après tout !). Richard est un riche homme d’affaires incarcéré qui recouvrera vite sa liberté et son gros train de vie, non sans que Jack eût assuré sa sécurité en prison contre la promesse d’un emploi grassement rémunéré.

Richard n’ayant pas respecté sa part du marché, Jack tentera de se venger. Comment ? En se joignant à d’anciens codétenus qui ont échafaudé un plan pour vider le coffre du bandit à cravate.

Mine de rien, Soderbergh aborde là un thème récurrent dans son oeuvre : les iniquités socio-économiques. C’est en filigrane du merveilleux King of the Hill (Seul dans son royaume), du formidable Erin Brockovitch, du sexy Magic Mike, de l’ingénieux Logan Lucky

Soderbergh se réinvente

Quoi qu’il en soit, en 1998, le futur lauréat de l’Oscar de la meilleure réalisation pour Traffic avait besoin d’un succès. Après Sex, Lies and Videotape (Sexe, mensonge et vidéo) et sa Palme d’or, tous ses films avaient été des échecs financiers.

Quittant Hollywood et ses compromis artistiques, Soderbergh gagna Bâton Rouge, ville de sa jeunesse, et y tourna sans moyens les expérimentaux Gray’s Anatomy et Schizopolis. Films que personne ou presque ne vit. Dans son ouvrage consacré au cinéaste, Aaron Baker résume :

« Soderbergh était clairement mécontent du choix binaire entre Hollywood et l’obscurité du cinéma indépendant à petit budget […] La réponse de Soderbergh à cette impasse a été de créer une façon de faire hybride qui lui donnerait la viabilité commerciale de continuer à tourner et à exercer une importante part de contrôle créatif, tout en réaffirmant sa réputation de cinéaste sensible à l’impact social des films, de connaisseur de l’histoire du cinéma et de réalisateur ouvert à l’innovation. »

Lorsque le studio Universal l’embaucha pour Out of Sight, Soderbergh saisit sa chance de se refaire et de mettre en pratique ledit modèle hybride.

Photo: Universal Pictures George Clooney et Jennifer Lopez dans «Out of Sight» de Steven Soderbergh

Il faut savoir qu’il s’agissait d’un projet « chaud », puisque basé sur un roman d’Elmore Leonard, auteur en vogue grâce aux succès récents de Get Shorty (C’est le petit qu’il nous faut), de Barry Sonnenfeld, et de Jackie Brown, de Quentin Tarantino (le personnage d’agent du FBI joué par Michael Keaton dans ce film fait une apparition fugitive dans Out of Sight).

Pour le compte, Sonnenfeld devait initialement réaliser Out of Sight, mais, pas fou du scénario, il se ravisa. Une fois à bord, Soderbergh encouragea le scénariste Scott Frank à s’éclater davantage. D’où, notamment, la structure narrative non linéaire qui contribue beaucoup à la réussite du film.

Faire des flammèches

Bref, Out of Sight était pour Soderbergh une « commande ». Ce qui ne l’empêcha pas de livrer un film personnel. Dans le recueil Steven Soderbergh: Interviews, le cinéaste use de termes imagés pour évoquer son « marquage de territoire artistique » :

« Je suppose que c’était évident pour tout le monde que, si je faisais le film, il était acquis que je pisserais dessus. »

Quant à George Clooney, il jouissait certes d’une notoriété indéniable depuis la série E.R. (Urgences), mais aucun de ses films — ni From Dusk Till Dawn (La nuit la plus longue) ni One Fine Day (Un beau jour) — ne l’avait réellement imposé en tant que star de cinéma. En 1998, il se relevait surtout de la débâcle de Batman & Robin (le « batsuit » avec mamelons, vous vous souvenez ?). Dans Out of Sight, son charisme explosa au grand écran comme jamais auparavant, ce qui lui permit d’accéder au panthéon hollywoodien.

L’acteur s’investit complètement lors du tournage. Dans le commentaire audio enregistré pour la sortie DVD du film, Soderbergh explique que lors des séquences en prison, celles-ci tournées dans de véritables pénitenciers avec de vrais détenus en guise de figurants, Clooney passa tous ses temps libres auprès de ces derniers, préférant fraterniser plutôt que de s’isoler dans sa roulotte privée.

Une complicité durable naquit en outre entre Clooney et Soderbergh, en témoignent les subséquents Ocean’s Eleven (L’inconnu de Las Vegas), ses deux suites ainsi que Solaris.

Jennifer Lopez vivait pour sa part une situation similaire à celle de son partenaire. Encensée à raison pour sa performance dans le drame biographique Selena, elle avait ensuite dû se contenter de rôles peu mémorables dans le psychotronique Anaconda et le thriller U-Turn. Sauf qu’il s’en fallut de peu pour qu’elle ne soit pas de la distribution, Sandra Bullock étant à l’origine pressentie pour le rôle.

À Mr. Showbiz, Soderbergh révèle à ce propos en 1998 : « [George et Sandra] partageaient une super chimie. Mais c’était pour le mauvais film […] George et Jennifer dans une pièce, c’est l’énergie dont a besoin le film. »

Dans le film, Lopez fait montre d’une autorité naturelle en parfaite complémentarité avec le côté facétieux de Clooney. Rarement aura-t-on vu un couple de cinéma faire autant de flammèches. Dans sa critique du Chicago Sun-Times, Roger Ebert écrit :

« Au coeur du film se trouve le sens de la répartie entre Jennifer Lopez et George Clooney, et ces deux-là affichent dans leurs scènes communes un genre de plaisir décontracté qui rappelle Bogart et Bacall. »

On ne change pas

Ce qui est le plus beau par rapport aux amants, c’est que Steven Soderbergh, qui impute ce parti pris à Elmore Leonard, n’essaie ni de réformer Jack ni de corrompre Karen. Enfin, un peu, mais à peine. Ah, cet ultime sourire de Jennifer Lopez…

Dans le recueil d’entretiens évoqué précédemment, le cinéaste confie :

« J’aime que les personnages ne changent pas. Je ne vois pas beaucoup ça se produire dans la vie, donc j’ai tendance à me méfier quand les gens subissent de grands changements dans les films. »

Plus que le box-office, honorable mais pas mirobolant, c’est l’accueil critique dithyrambique puis une seconde vie fructueuse sur le défunt marché de la location qui fit d’Out of Sight un tournant professionnel pour ses principaux artisans.

Pour Steven Soderbergh en particulier, ce film lui permit de se refaire une virginité artistique. Cela, tout en racontant, paradoxalement, une brûlante histoire d’amour.

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