«Les noces rouges»: sexe, meurtres, nihilisme et bourgeoisie

Dans « Les noces rouges », Lucienne (Stéphane Audran) vit une aventure extraconjugale avec Pierre (Michel Piccoli), l’adjoint de son mari.
Photo: Panoceanic Films Dans « Les noces rouges », Lucienne (Stéphane Audran) vit une aventure extraconjugale avec Pierre (Michel Piccoli), l’adjoint de son mari.

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Une petite ville française sans histoire… Lucienne, épouse esseulée de Paul, député-maire de l’endroit, entame une aventure avec l’adjoint de son mari, Pierre, qui, lui, est marié à la dépressive Clotilde. Absorbés par leur liaison, les amants échafaudent un plan meurtrier presque malgré eux. Sorti il y a 50 ans, en avril 1973, Les noces rouges fut sèchement reçu, mais n’en constitue pas moins un film charnière dans l’oeuvre du prolifique — et immense — Claude Chabrol.

Au décès du cinéaste, en 2010, Stéphane Delorme note dans son éditorial des Cahiers du cinéma, dont Chabrol fut l’un des critiques emblématiques avant de lancer la Nouvelle vague avec Le beau Serge en 1958 : « Puis, à la fin des années 60, la rencontre avec le producteur André Génovès ouvre le chemin des grands films sombres, Le boucher, Que la bête meure, La femme infidèle, Juste avant la nuit, Les noces rouges. Chabrol enchaîne les films, avec sa compagne Stéphane Audran… »

De relever cependant Delorme : « Son statut de grand cinéaste n’est pas autant assuré auprès des cinéphiles que celui de Godard, Rohmer, Rivette ou Truffaut. Les raisons sont multiples : trop de films réalisés, trop de films importants invisibles, trop de films populaires que l’on croit connaître, à tort. Les éloges de toutes parts ont même un peu vite transformé Chabrol en bon oncle sympathique mijotant plus ou moins toujours la même recette. Quelle recette ? Le portrait de la bourgeoisie, servie au choix en gelée, en fricassée ou en pâté. Or, à revoir ses films, il est évident que Chabrol est beaucoup plus complexe. »

À la sortie des Noces rouges, c’est exactement ce que l’on reprocha à Chabrol : d’appliquer une recette. Après maints films pourfendant la bourgeoisie de province, le réalisateur en était réduit, jugeait-on, à se répéter, voire à se caricaturer.

L’accueil fut tantôt indifférent, tantôt hostile. Dans son populaire recueil annuel, le critique et historien américain Leonard Maltin écrit : « Un Chabrol moyen ». Dans Le Devoir, André Leroux a la dent dure : « Dans Les noces rouges, on a la forte impression que Chabrol tourne en rond, qu’il s’obstine à disséquer un cadre social dont il ne peut plus rien tirer. »

Dans Take One, Peter Biskind est lapidaire. Évoquant cette supposée « recette », il assène que Chabrol est lui-même un « artisan bourgeois dépourvu d’imagination ou de grâce ».

La période dorée

Pour le compte, Les noces rouges s’inscrit vers la fin d’un cycle surnommé la « période dorée » du cinéaste, qui s’étend de 1968 à 1978, soit des films Les biches à Violette Nozière, très admirés à raison. Entre les deux : tout un lot de titres plébiscités ayant pour toile de fond cette bourgeoisie française obsédée par les apparences, et dont Chabrol se délecte à exposer les turpitudes.

Toutefois, c’est comme si avec Les noces rouges, quelque chose n’avait pas passé, quelque chose n’ayant, peut-être, rien à voir avec les thèmes fétiches de l’auteur…

D’abord, ce film est plus ouvertement politique que ses prédécesseurs (le mari politicien joué par Claude Piéplu est un monstre dont le cinéaste semble nous mettre au défi de condamner l’assassinat). Ensuite, le film rappelle l’affaire des « amants diaboliques de Bourganeuf », qui venait de se produire : le procès devant se tenir en plein pendant la sortie prévue du film, celle-ci fut reportée de 15 jours sur ordre du tribunal.

Ex-critique aux Inrockuptibles et directeur d’Arte France Cinéma, Olivier Père résume sur son blogue en 2019, au sujet du lien avec le double meurtre de Bourganeuf : « Claude Chabrol modifie la profession des protagonistes pour enrichir cette étude criminelle d’une charge féroce contre la corruption et la médiocrité des politiciens. Il dresse le portrait peu flatteur d’un député-maire, grossier personnage et époux impuissant impliqué dans une magouille immobilière. »

Bref, ces deux éléments, soit la charge politique et la source d’inspiration, auraient-ils concouru à diminuer la valeur du film aux yeux de la critique à l’époque ? En d’autres mots, aurait-on, ne serait-ce qu’inconsciemment, tenu rigueur au plus « populaire » des cinéastes de la Nouvelle vague d’oser donner dans le film politique, apanage de contemporains sérieux comme Costa-Gavras ? Cela, tout en trouvant de mauvais goût que Chabrol se fût basé sur un sordide fait divers (paraissant lui-même inspiré du roman de James M. Cain Le facteur sonne toujours deux fois) ?

Les éloges de toutes parts ont même un peu vite transformé Chabrol en bon oncle sympathique mijotant plus ou moins toujours la même recette. Quelle recette ? Le portrait de la bourgeoisie, servie au choix en gelée, en fricassée ou en pâté. Or, à revoir ses films, il est évident que Chabrol est beaucoup plus complexe.

 

Olivier Père, lui, semble au contraire y voir des atouts : « Une fois de plus, Chabrol dépasse l’argument policier et la chronique de la vie de province pour s’intéresser à la fatalité. Les réactions de ses protagonistes font basculer le drame dans la tragédie. Les amants maudits sont prisonniers de leurs conditions, incapables de s’extraire d’un univers étouffant, sans horizon. Leurs débordements sensuels, longtemps réprimés par l’ennui conjugal, les conduisent inéluctablement vers une destinée funeste. »

Au décès de Michel Piccoli, en 2020, Nathalie Dray, dans Libération, sélectionne le film pour son palmarès des cinq meilleures performances de l’acteur : « Figures de la fatalité et du destin tragique dont ils sont les jouets, tant ils sont prisonniers des conventions et de leur classe sociale, Michel Piccoli et Stéphane Audran, en amants diaboliques saisis d’irrépressibles élans lubriques, emblématisent les turbulences d’une passion, qui ne trouve à s’exprimer que dans le débordement et la stratégie du pire (le meurtre). Quand, écroués, on leur demande pourquoi ils ne sont pas tout simplement partis ensemble, ils répondent : “Partir ? Non, nous n’y avons pas songé…” »

Un film charnel

D’ailleurs, un autre aspect qui agaça peut-être en 1973 est justement le sexe, ou, pour reprendre la formule de Nathalie Dray, les « élans lubriques ».

Certes, la composante sensuelle n’était pas neuve dans l’univers de Chabrol, mais Les noces rouges est sans doute le film le plus « charnel » du cinéaste. De fait, les personnages de Piccoli et d’Audran paraissent littéralement vouloir se dévorer l’un l’autre.

Audran, tiens, qui se voyait ici impartie d’une gouaille, voire d’une vulgarité dans l’intimité, à des lieues de l’image élégante qui lui collait jusque-là à la peau : un autre irritant ?

En conclusion de son édito hommage, Stéphane Delorme écrit à propos de la période dorée de celui qui épaterait ensuite avec, notamment, Une affaire de femmes et La cérémonie : « On a voulu isoler Chabrol dans la posture du bon réalisateur commercial, or, il invente un cycle vertigineux qui n’a rien à envier aux grands films français “modernes”. Le jeu flottant de Stéphane Audran, les figures violentes […], les inventions formelles (les plans-séquences), la crudité scandaleuse vieillissent terriblement bien avec le temps. On est loin du cinéaste bonhomme. »

Nihiliste, et plus noir que carmin malgré son titre, Les noces rouges atteste brillamment ce verdict.

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