«Le dîner de cons»: 25 ans de connerie

Une scène tirée du film «Le dîner de cons»
Photo: Une scène tirée du film «Le dîner de cons»

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Chaque mercredi, Pierre Brochant, éditeur parisien prospère, organise avec des amis un « dîner de cons ». D’une semaine à l’autre, chacun tente de dénicher un bon spécimen. La soirée durant, Pierre et sa bande se moquent des « cons » à leur insu, puis décident d’un vainqueur. Édifiant. Or, lorsque Pierre tombe sur François Pignon, il ignore qu’il est sur le point de découvrir combien le karma, ça ne pardonne pas. Sorti en France il y a 25 ans, en avril 1998, Le dîner de cons valut au cinéaste Francis Veber l’un de ses plus importants triomphes, en plus de ressusciter la carrière cinématographique de Jacques Villeret, inénarrable en « champion ».

Le film est inspiré d’une pièce de Francis Veber créée en 1993. En dépit de la popularité de celle-ci, Veber ne croyait pas au potentiel d’une adaptation.

« L’histoire d’un type bloqué par un tour de reins et coincé sur un sofa en face d’un con ne fera pas une entrée », estime alors le principal intéressé, des propos rapportés par Jean-Luc Wachthausen dans Le Point, en 2020.

La compagnie Gaumont sut convaincre Veber. Au moment de distribuer les rôles, ce fut toutefois l’hésitation : Jacques Villeret était brillant sur scène en François Pignon, ce type naïf et gaffeur, mais au cinéma, l’acteur restait surtout associé à la comédie de 1981 La soupe aux choux. De poursuivre Wachthausen :

« À l’origine, Francis Veber pensait à Gérard Depardieu pour le rôle, jugeant Jacques Villeret pas assez connu du grand public. Le grand blond, PierreRichard, beau spécimen d’imbécile heureux dans La chèvre du même Veber, s’y voyait aussi. Finalement, Jacques Villeret, en pleine dépression à l’époque, remporta la mise à la fin des essais, faisant dire à Veber qu’il avait “la trempe d’un Raimu”. »

Francis Veber concevant ses comédies comme des mécaniques de précision, il n’hésita pas à faire reprendre Villeret et Thierry Lhermitte (Brochant) jusqu’à ce qu’il jugeât l’effet désiré atteint.

« Ce fut 98 % de boulot et 2 % de rigolade », de déclarer Jacques Villeret lors de la sortie, toujours selon Le Point.

À l’animateur Thierry Ardisson, qui lui demande à Tout le monde en parle à quoi le copieux budget du film a servi, l’action se déroulant essentiellement dans l’appartement de Brochant, Veber répond, dans le même ordre d’idées :

« Le temps. Le temps, c’est très cher au cinéma. Et comme je voulais donner un rythme au film, pour le déthéâtraliser, on a beaucoup, beaucoup travaillé au niveau des prises. »

Le jeu en valut la chandelle : Le dîner de cons cartonna avec plus de neuf millions d’entrées en France. Illico, maintes répliques devinrent cultes (« Juste Leblanc ! »). Un remake hollywoodien fut produit : Dinner for Schmucks (Le dîner de cons), avec Steve Carrell.

D’ailleurs, Francis Veber est le cinéaste français dont les films — ou scénarios, ou pièces — ont été le plus repris à Hollywood : L’emmerdeur, Le grand blond avec une chaussure noire, Le jouet, Les compères, Les fugitifs, La doublure

Drôle de drame

Malgré cette extraordinaire réussite, Veber avoue s’être souvent senti méprisé par « l’intelligentsia », comme il le confie au Figaro en 2013 :

« Il y a toujours deux publics : ­celui qui aime rire et celui qui aime penser qu’il aime réfléchir. Dans les festivals, il y a plus de films “signifiants” que divertissants. Il y a aussi des comédies fabuleuses et des ­ — comédies minables. »

Veber n’a pas entièrement tort. À la sortie du Dîner de cons, on peut lire dans Libération, sous la plume de Didier Péron :

« Aucune surprise ne vient épicer Le dîner de cons de Francis Veber, qui satisfait parfaitement aux règles du vaudeville : cette efficacité finit par susciter la monotonie. Ce “Dîner” sent un peu le réchauffé. »

Paradoxalement, il y a un fond sérieux dans les comédies imaginées par Veber qui, à l’instar de son idole Billy Wilder, érige volontiers ses comédies sur des bases dramatiques. Dans L’emmerdeur, le personnage du titre est suicidaire, dans Les fugitifs, on a ce père veuf désespéré qui braque une banque pour payer des soins à sa fille, dans Le jouet, l’enfant-roi pleure sa mère décédée et son père absent, etc.

D’où vient cette propension à faire naître l’hilarité de la gravité ? Peut-être de l’enfance, à en juger par les premières phrases de l’autobiographie de Veber, Que ça reste entre nous :

« Je suis né à Neuilly, d’un père juif et d’une mère arménienne. Deux génocides, deux murs des Lamentations dans le sang, tout pour faire un comique. »

Quoi qu’il en soit, dans Le dîner de cons, Pignon vit une grande solitude, d’où ses tentatives catastrophiques pour devenir indispensable aux yeux de Brochant. Cette solitude, Brochant y est finalement condamné lorsque sa femme le plaque avec un coup de pouce involontaire de Pignon. Pignon qui, sous ses dehors inoffensifs, pourrait presque être le petit frère de Némésis, la déesse de la vengeance divine…

Personnage récurrent dans l’oeuvre de Francis Veber, François Pignon (ou parfois sa variation François Perrin) fait désormais partie du folklore hexagonal. À preuve, cet article du Figaro de 2013 titrant : « François Pignon : le con préféré des Français ».

« Il ne comprend rien à rien. Et sans doute est-ce là la principale qualité du con qui, mine de rien, comprend tout mais avec un temps de retard. Il est lent du cervelet mais pas si stupide qu’on aimerait le croire […] Le con sublime qui trompe, malgré lui, tout son monde, là est sans doute son génie inconscient. Le con parfait pige tout lorsque les autres, malins, se croient malheureusement supérieurs, alors qu’ils seront les dindons de la farce. »

Une description qui va comme un gant au protagoniste du Dîner de cons.

 

Mieux vaut être un con

En la matière cependant, le philosophe, écrivain et militant pour la dignité des personnes autistes Josef Schovanec propose une lecture différente :

« Tout le scénario du film est bâti sur l’autisme, ou plutôt sur la confrontation entre deux mondes qui fonctionnent de manière diamétralement opposée. Il y a même une allusion à l’histoire de la psychanalyse : on l’a peut-être oublié, mais la psychiatrie ou la psychanalyse européennes se sont construites par la tenue périodique de séminaires publics où le praticien faisait venir un “fou” ou une “hystérique”, souvent avec un succès considérable auprès du grand public », écrit-il en 2017 dans un essai publié par la RTBF (Radio-télévision belge de la Fédération Wallonie-Bruxelles).

Plus loin, Schovanec explique comment le film fit des victimes collatérales parmi les membres de la communauté autiste, ceux-ci étant devenus, avec la popularité du film, des convives prisés pour ces cruels « dîners ». Après s’être demandé s’il fallait ou non condamner le film, l’auteur répond avec nuance :

« Notre société n’est pas si éloignée que cela des temps où les personnes handicapées mendiaient leur pitance dans des zoos humains ou en allant de foire en foire. À nous de retourner le paradigme et de transmuer cela en rencontres véritables. »

En attendant d’y arriver, on pourra toujours se rabattre sur ces mots de Didier Péron dans Libération : « Mieux vaut être un con qu’un salaud. »

À voir en vidéo