«Chocolat»: le colonialisme et l’enfant

La petite France et le grand Protée, interprétés respectivement par Cécile Ducasse et Isaac de Bankolé 
Photo: MK2 et La Sept La petite France et le grand Protée, interprétés respectivement par Cécile Ducasse et Isaac de Bankolé 

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Sur une route camerounaise, une jeune voyageuse française, qui se prénomme justement France, est prise en stop. Et le paysage qui défile… Et France qui se remémore… C’était en 1957, alors qu’elle n’était qu’une enfant, que son père venait d’être nommé commandant de colonie à Mindif, et que sa mère se languissait de l’Europe. À leur service, il y avait cet homme, Protée, intelligent, fascinant, avec qui la petite France tissa un lien privilégié. Dévoilé en compétition officielle à Cannes il y a 35 ans, en mai 1988, Chocolat, le tout premier film de Claire Denis, signala d’emblée au monde celle qui compte à présent parmi les cinéastes les plus respectés de la profession.

Comme le père de France, celui de Claire Denis fut fonctionnaire colonial. Tout en insistant sur le fait que Chocolat n’est pas autobiographique, la réalisatrice a admis, par bribes, que le film s’inspire de ce qu’elle a vu et connu dans sa jeunesse.

À la revue Mouvements, elle précise en mars 2023 : « J’ai grandi en Afrique. J’ai voyagé avec mes parents dans des pays qui sortaient de la colonisation. J’ai vécu l’indépendance du Cameroun notamment… »

En introduction à cet entretien, les journalistes Iris Deniau et Jean-Roch de Logivière rappellent le contexte de la sortie du film :

« Printemps 1988 : Chocolat électrise et divise les spectateurs du Festival de Cannes. Claire Denis a lâché son premier film, celui d’une femme blanche éduquée dans le crépuscule de l’Afrique coloniale, formée auprès de Wim Wenders et de Jim Jarmusch, lectrice de Frantz Fanon : un cinéma subtil, intelligent, interprétable. On lui explique alors que son regard est sexualisant, en plus d’être symptomatique de son genre. La réalisatrice réfute ces deux accusations : elle ne veut pas faire des films de femme, pas plus que des films d’homme. »

Quant au « regard sexualisant », ce reproche, sans mauvais jeu de mots, témoigne d’un aveuglement évident. En effet, dans Chocolat, Claire Denis montre pour ce qu’il est le fétichisme sexuel dont faisaient, et font, l’objet les hommes noirs. Dans le film, Aimée, la mère de France, tente de séduire Protée, mais ce dernier repousse les avances de sa patronne.

Dans leur ouvrage Existentialism and Contemporary cinema: A Beauvoirian Perspective, Jean-Pierre Boulé et Ursula Tidd notent à ce propos :

« Denis a indiqué lors d’entrevues que, en dépit de l’insistance des producteurs que le film devrait être une sorte de romance entre Aimée et Protée, le refus de Protée était la raison d’être du film. »

Le rapport de pouvoir malsain prévalant dans cet empire colonial en déclin et le racisme inhérent au colonialisme est ce qui intéresse la cinéaste. Ainsi, après avoir été rejetée, Aimée demandera à son mari de « sortir » Protée de la maison, aussi le « boy » du couple français sera-t-il relégué à des fonctions à l’extérieur.

Pour autant, Claire Denis ne fait pas un monstre de la mère, ni du père d’ailleurs. Le manichéisme n’est pas plus sa tasse de thé que les idylles exotiques. Même que la cinéaste traite Aimée avec empathie. Impossible, ici, de ne pas songer à cette confidence de la réalisatrice lors d’une leçon de cinéma à la Cinémathèque française, en 2017 :

« Le désir de cinéma, je l’ai toujours eu, même quand je vivais dans un pays où il n’y avait pas moyen de voir des films. Parce que j’avais une mère à qui ça manquait. Et qui me racontait. En écoutant ma mère parler de ce qu’elle ressentait… Elle adorait le cinéma, c’était vital pour elle […] Je suis allée au cinéma pour connaître cette chose extraordinaire dont elle parlait et qui était un peu comme connaître l’amour pour la première fois. »

Filmer les corps

 

Avec le recul, on constate combien, dans Chocolat, Claire Denis jetait déjà les bases de son cinéma. Il faut dire que depuis sa formation à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), elle avait été l’assistante non seulement des susmentionnés Wim Wenders et Jim Jarmusch, mais également de Costa-Gavras et de Jacques Rivette.

D’où l’assurance et la maîtrise que dégage ce premier long métrage. Un aspect devenu par la suite caractéristique, qui frappe d’emblée, est la manière qu’a la cinéaste de filmer les corps.

« Si l’on devait s’attacher à ce qui distingue les films de Claire Denis des autres, il faudrait surtout évoquer leur “corporalité”, la manière pénétrante qu’ils ont de faire agir la présence physique », écrit Fabian Maray dans Visages du cinéma européen.

Dans un essai publié par Criterion, le critique Girish Shambu va plus loin :

« Le pouvoir du cinéma de Denis découle du fait qu’il sollicite complètement l’esprit et le corps tout à la fois : le spectateur tout entier. »

Cette conscience aiguë des corps peut certes se traduire par une dimension charnelle qui exacerbera une tension érotique, comme dans le récent Stars at Noon (Des étoiles à midi), mais ce peut aussi être simplement, comme dans Chocolat, une manière de jouer sur le contraste physique entre la petite France (Cécile Ducasse) et le grand Protée (Isaac de Bankolé), complices mais séparés par une frontière intangible (voir la très belle mais très triste scène où le père évoque la ligne d’horizon en guise de métaphore).

« Aux côtés de l’enfant lilliputienne, le géant Protée… Un duo physique et quasi muet… » écrit Gérard Lefort dans Libération pour les dix ans du film.

Une anticonformiste

 

Ici, Lefort relève une autre spécificité du cinéma de Claire Denis, soit son utilisation parcimonieuse du dialogue. Chez elle, c’est l’image — et les corps au sein de l’image — qui parle.

« Ce qui me fait peur dans les dialogues, c’est qu’on a parfois l’impression qu’ils ne sont là que pour expliquer ce qu’on pourrait ne pas comprendre dans le film », confie en 2018 au Devoir celle qui, avec Chantal Akerman pour Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, était en 2012 la seule réalisatrice, elle pour Beau travail, à apparaître au palmarès des 100 meilleurs films du classement décennal du British Film Institute.

D’autres réalisatrices les y rejoignirent en 2022, et Beau travail (qui revisite également le colonialisme français en Afrique) passa de la 76e à la 7e place. Affirmer qu’elle est l’une des plus grandes cinéastes qui soient ne tient pas de l’hyperbole.

Originale et rigoureuse, Claire Denis a, depuis 35 ans, touché à tous les genres sans jamais se plier à leurs conventions, du « film de banlieue » (Nénette et Boni, 35 rhums) à la science-fiction (High Life), en passant par le thriller politique (Stars at Noon), l’horreur (Trouble Every Day), le film de tueur en série (J’ai pas sommeil) ou le drame sentimental (Vendredi soir, Un beau soleil intérieur). Cela, tout en maintenant une constance admirable dans cette approche formelle qui est la sienne.

« À 76 ans, ni le conformisme ni les paillettes des grandes cérémonies ne la contraignent à regarder le monde comme il faudrait. Elle taille la route avec ses personnages, fidèle à leurs erreurs, chroniqueuse de leurs bifurcations. Des errances désirantes », résume-t-on dans Mouvements.

Et c’est avec Chocolat et les réminiscences de cette enfant devenue femme que se seront amorcées ces « errances désirantes ». De conclure Gérard Lefort :

« C’est tellement bon ce morceau de Chocolat qu’on dirait une des Mille et une nuits : elle en Aladine rêveuse et lui en bon génie qui surgit sous la caresse. On ne saura jamais combien ils s’aimaient. »

Peut-être, après tout, y a-t-il une forme d’histoire d’amour dans ce premier film.

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